Rien n'est écrit mais tous sont contre ! Les manifestations puissamment orchestrées par les chambres nationales et régionales se sont succédées devant les préfectures ou les palais de justice depuis le début de la semaine : huissiers en grève dès le lundi 15, les notaires manifestant le 17 et l'ensemble des professions règlementées appelées à faire du 30 septembre une "journée sans professions libérales" : notaires, avocats, huissiers, pharmaciens, chirurgiens dentistes, soit 37 professions - tous sont en ébullition, révulsés par l'annonce du gouvernement qu'il allait légiférer pour déréglementer leurs professions. En pleine grève des pilotes d'Air France qui eux non plus ne veulent rien céder de leur rémunération...
Un rapport non encore publié de l'Inspection générale des finances (IGF), a pointé les professions règlementées comme dégageant une marge d'exploitation très nettement supérieure aux autres secteurs économiques et une rentabilité (bénéfice net avant impôts sur chiffre d'affaires) de 19,2%, soit "2,4 fois la rentabilité constatée dans le reste de l'économie". Ces professions ont en commun un accès limité (par des diplômes ou la nécessité de racheter des charges existantes), et un monopole pour certains actes. Le précédent ministre de l'économie, Arnaud Montebourg, qui dit avoir trouvé le rapport "enfermé à triple tour" dans son coffre-fort en arrivant au ministère, s'en est saisi, annonçant un "projet de loi sur la croissance" susceptible de dégager 6 milliards d'économies pour le pouvoir d'achat des Français en libéralisant certaines de leurs activités et en revoyant leurs rémunérations, souvent fixées par voie règlementaire.
Ces déclarations volontiers provocantes de l'ancien ministre ont mis le feu aux poudres ! Pendant deux semaines on a pu voir monter l'effervescence dans les réseaux sociaux, notamment des notaires : appels à la grève, appels à vider les comptes des offices ouverts à la Caisse des dépôts pour assécher la trésorerie des collectivités, ou à déposer avec retard les actes sans versement de la provision, "régularisation tardive du refus qui en découlera mais toujours dans le délai légal", bref un appel à mettre en place "un vrai plan d'action en ralentissant la collecte des droits de mutation et des droits de succession"...
Le message pour les notaires : si on touche à leur monopole, on touche aussi à la sécurité juridique de l'activité économique et des actes de la vie quotidienne des Français - mariages, successions, donations, achats immobiliers -, et si on touche à leur rémunération, on touche à l'emploi de 48.000 collaborateurs. Le Conseil Supérieur du Notariat (CSN) a dénoncé, dès le 4 septembre, un texte "rédigé sans concertation avec le notariat, (...) ni connaissance du fonctionnement concret des offices, à partir de données juridiques et financières très partielles". Il y voit "une description tronquée" de l'activité et des revenus des notaires, dont les missions "se sont accrues depuis 20 ans", et fait notamment valoir que seules les ventes immobilières d'un montant supérieur à 200.000 euros sont rentables pour ces professionnels, et non à compter de 50.000 euros, comme l'affirme le rapport. Ils ont rédigé un "contre-rapport" de 127 pages, réfutant point par point le rapport de l'IGF qu'ils se sont procuré. Le CSN estime aussi qu'il revient au ministère de la Justice de "recueillir les éléments d'une éventuelle adaptation du notariat, en fonction de son impact pour notre système juridique".
Notaires et huissiers auront probablement gain de cause, bénéficiant notamment de la rivalité entre la Garde des Sceaux, leur ministre de tutelle, et le ministère de l'économie qui s'est lancé dans l'idée de les réformer. Christiane Taubira, ulcérée de voir son collègue Montebourg lui piétiner ses plates-bandes est montée au créneau avant le remaniement gouvernemental. Le 29 août, le nouveau gouvernement indiquait encore avoir l'intention de recourir en partie à des ordonnances pour le projet de loi sur la croissance, qui porte notamment sur cette réforme des professions réglementées. Aujourd'hui, il n'en est plus question, et la mise au point du projet de loi est repoussée, pour un examen par le parlement au printemps 2015. Reçus le 17 septembre par les deux ministres, les huissiers se sont dits rassurés et ont arrêté leur grève. Ils ne perdront pas leur monopole de signification des actes. Les déclarations apaisantes, notamment à l'égard des notaires se multiplient.
Ces professions ont sur le fond probablement raison sur un point : la rentabilité vient récompenser de nombreuses années d'études et des horaires assez éloignés des 35 heures. Elle est également nécessaire pour amortir l'investissement dans l'acquisition des offices auprès de titulaires partant à la retraite, et dont le prix est évidemment proportionnel à cette rentabilité. A cet égard, la principale menace pour ces professions ne vient pas du gouvernement mais peut-être d'un arrêt passé inaperçu du Conseil d'Etat du 10 septembre 2014 (n°381108), qui a renvoyé au Conseil constitutionnel le soin de se prononcer sur la constitutionnalité du droit de présentation des notaires régi par l'article 91 de la loi sur les finances du 28 avril... 1816. Le droit de présentation est le droit pour les officiers publics et ministériels de pouvoir choisir librement leur successeur. Un diplômé notaire sans office, Pierre Thiollet, à l'origine de la procédure, reproche à ce système de méconnaître le principe d'égal accès aux emplois publics, et de privilégier ainsi, dans les faits, les enfants de notaire. Sa suppression permettrait selon lui d'ouvrir l'accès à la profession. Pour juger son action recevable, le Conseil d'Etat a estimé que le droit de présentation, issu de la loi de 1816 qui, dans les faits, a réintroduit la vénalité des charges abolie lors de la Révolution, heurte l'article 6 de la déclaration des droits de droits de l'homme et du citoyen de 1789 (inclus dans notre Constitution), lequel prévoit un égal accès de tous les citoyens "à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents". Or, le monopole du notariat se fonde sur une délégation de service public consentie aux notaires en leur qualité d'officier public, et l'exercice d'un emploi public doit trouver sa contrepartie dans un accès égalitaire à la profession...
Si le droit de présentation est aboli, ce ne serait pas encore nécessairement la fin de la vénalité des charges, mais un sérieux coup de canif à un "entre-soi" lui-même créateur de privilèges.
Mais quand bien même ces statuts des professions règlementées seraient préservés, cette affaire se solderait de toutes façons par un score "perdant-perdant" : pour le gouvernement qui aura une fois de plus été incapable de mener au bout ses velléités, et pour les professions, vues à juste titre comme nanties par le grand public, détenant de surcroît le pouvoir du savoir et du diplôme, dont les membres sont prompts à réclamer rigueur et sacrifices, ou à dénoncer le corporatisme des autres, par exemple des fonctionnaires, et qui deviennent des "bonnets rouges" dès que leur statut est mis en question, ne serait-ce qu'à l'état de projet...
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